Les boulangers d'antan

NOTRE PAIN QUOTIDIEN

 

 Ce mercredi 30 novembre 2022 la France vient de voir  sa "BAGUETTE " inscrite au patrimoine français de l'UNESCO . Belle reconnaissance de notre pain quotidien !

Je veux donc revenir sur l'histoire de ce pain  que nos aïeux vénéraient déjà grâce à sa qualité . Qui ne se souvient dans les gens de ma génération de ces magnifiques "miches " aux croutes  craquantes et à la mie  si bien levée ! Ce pain qui se conservait presque une semaine sans perdre de sa qualité . C'est en hommage à ces boulangers qui ont été les piliers fondateurs de cette récompense que je veux vous parler de ce passé où le pain quotidien participait à l'essentiel de notre nourriture.

  A l'époque  LUC  pouvait se prévaloir jusque dans les années 1960 de posséder deux boulangeries .

Elles desservaient une population qui n'avait pas l'idée , ni les moyens d'ailleurs , d'aller à Lézignan chercher le pain quotidien .

Aujourd'hui hélas ils y courent ! Pour la plupart chez ces marchands de pâte congelée qui tient boutique dans quelques mètres carrés au sein d'un super marché !

Ainsi a défilé à LUC toute une génération de boulangers amoureux de leur métier , à la vocation tenace puisque tous ces hommes ont pris leur retraite dans leur boulangerie .

Il faut dire pour leur mérite qu'à l'époque le métier était rude , on ne respectait pas trop les lois sociales du travail et quand c'était pour soi c'était pire encore , ils travaillaient plus de quinze heures nuit et petit jour compris !

  Les deux boulangeries étaient bien différentes .

L'une ne payait pas de mine  ,il était difficile de deviner derrière une " porte- mouche" banale la grande pièce où le Vulcain  de la boulange tenait compagnie au tiroir caisse . En effet le pain , la balance et la monnaie se partageaient le même espace .

L'autre boulangerie s ’enorgueillait d'une large porte vitrée en forme d'arc , au travers de laquelle les Lucquois pouvaient apercevoir les formes appétissantes des pains ," miches" ," fouasses" et petits pains au lait qui s’étageaient sur des grilles de fer forgé servant de présentoirs .

  Mais ce n'était pas dans cette boulangerie celle d'ESPANOL,  où ma sœur et moi accompagnions notre mère les jeudis (remplacés aujourd'hui par les mercredis dans la semaine scolaire )ou les jours  de vacances . C'était dans l'autre chez Marthe et Serge BARDOU où nous nous rendions pour acheter les grosses miches dans lesquelles ma grand-mère Emilie découpait une large tranche huilée, vinaigrée et salée qui nous servait de goûter accompagnée en automne d'un raisin . Nous dévorions à pleines dents ces goûters rustiques et délicieux .Ah ! souvenirs exquis de notre enfance !

Je me rappelle avec nostalgie de ce lieu sombre  , chaud et merveilleusement odorant . Les effluves s'annonçaient déjà aux abords de la place et s'amplifiaient jusqu'à la porte -mouche où nous étions alors enveloppés et soulevés par ce fumet de pain cuit qui faisait naître en nous l'irrésistible envie de croquer immédiatement le crouton de pain que venait d'acheter notre mère .Quel merveilleux envoûtement que ce pain frais dont la croûte craquait à nos oreilles et sous nos dents ! Quelle sublime éducation du goût , faite si naturellement et si modestement !

Rien ne peut égaler ces moments privilégiés .

Je me rappelle Serge BARDOU , toujours en tricot de peau ,le haut du corps  blanchi par la farine mais aussi par sa vie nocturne qui l'obligeait à se coucher quand le soleil brûlait la peau des autres . Mon viticulteur de père , à côté , ressemblait à un sioux .

Je crois d'ailleurs l'avoir toujours vu ainsi en tricot de peau ,  éternellement semblable d'un bout de l'année à l'autre , à croire même dans ma tête d'enfant qu'il n'en changeait jamais. Marthe sa femme allait et venait entre sa caisse , sa balance et les étagères sur lesquelles s'empilaient les grossesmiches dorées . Lorsqu'elle tendait ce pain divin à ma mère , j'avais cette sensation inégalable de recevoir un cadeau magnifique , la croûte dorée à point, croustillante à souhait et la mie sublime, admirablement levée , trouée , aérienne ,fondante . Quelle offrande merveilleuse nous recevions en échange de ces vulgaires rondelles de métal que Marthe rangeait avec  précaution dans son tiroir caisse !

Il arrivait aussi les années de calamités agricoles (grêle , gelée )que ma mère fit marquer sur un carnet le prix de notre pain quotidien que nous ne payions qu'à la fin du mois ou à la période de la vente du vin . Avant ce carnet avait existé quelques années auparavant la "taille" du boulanger , sorte de double réglette en bois où des entailles étaient pratiquées à chaque pain acheté . Cette réglette était renouvelée lorsque les marques arrivaient au terme de l'espace imparti .

Je me rappelle aussi du tranchoir , sous la pression de la lame , le pain s'écrasait , se déformait , pour immédiatement reprendre sa forme et laisser apparaître la tranche à la mie bouillonnante de mille trous , la lame faisait éclater la croûte  qui s'éparpillait en petits morceaux que je glanais sur le comptoir et mangeais avec délice comme si j'avais dégusté une fine friandise .

Mais ce qui m'attirait surtout dans cette pièce sombre c'était la lumière du four , cette lumière du feu à l'intérieur qui s'échappait par le regard pratiqué dans la porte et qui s'ouvrait pour surveiller la cuisson du pain dans le four .

Le saint des saints , il était là fermé par une porte en fonte noire , au  fond du four Serge déposait le bois , en dessous se trouvait le foyer qui servait à récupérer les cendres . Du bois il n'en manquait pas,  avec tous les fagots que l'on faisait en sarmentant . En effet  dans le temps les femmes suivaient les hommes à la vigne , lorsqu'ils taillaient  elles ramassaient les sarments et les "souquets" , rien ne se perdait , tout se transformait par le labeur et servait pour une autre utilisation . Ces "bouffanelles"" "leur servaient   pour chauffer le four du boulanger et en échange gagner leur pain quotidien, Serge était heureux de cette réserve de bois qui lui servait de mise à feu pour enflammer le bois de bruyère qu'il allait ramasser chaque trois jours .

Il fallait environ 25 fagots pour enflammer le bois de bruyère et chauffer le four à 260 degrés et lorsque tout avait brûlé , il tirait avec une palette les cendres qui s'évacuaient en dessous dans le foyer . Une fois la cuisson du pain réalisée , il nettoyait le four avec l'écouvillon, sorte de balai en sac épais pour finir d'enlever le reste des cendres .

Derrière la lourde porte du four qu'il suffisait d'ouvrir en exerçant une légère pression  pour faire basculer le levier terminé par un poids apparaissait l'intérieur du four ,grande et harmonieuse construction de briques que j'aimais regarder lorsque ma mère apportait des oignons et pomme de terre à cuire , délice fantastique car la cuisson les rendait confits et accompagnés de beurre c'était un véritable met de connaisseur !

Aujourd'hui je sais qu'un four est construit comme une maison . On fait d'abord les fondations , puis les quatre murs , la charpente et le toit . Le sol est fait de larges briques carrées tandis que la voûte circulaire composée d'une multitude de petites briques réfractaires s'enroule autour de la clé fondamentale . Au -dessus on entasse plusieurs tonnes de sable destiné à conserver le plus de chaleur possible .Dans les fondations les maîtres maçons ( dont le métier s'est peu à peu perdu ) aménageaient un réservoir de 300 litres "la bulle" qui permettait d'avoir de l'eau chaude en permanence .

Mais aujourd'hui  les deux fours de LUC ont été détruits et les maîtres maçons ont disparu . Ainsi s'est éteinte toute une époque de savoir- faire .

Le pain n'allait plus être créé avec amour , il allait être produit .Ainsi sonnait le glas de la belle Œuvre du boulanger pour ouvrir les portes au pain d'élevage si vite fabriqué .                                                   2

Résultat , ce ne sont plus les belles miches élevées par Serge et Marthe , ni celles de Roger FERRERE qui leur avait succédé !

  Arrivait alors sur le marché le pain blanc hyper oxygéné par le pétrissage accéléré , à peine cuit, pauvre semblable de pain qui ne passe guère la journée et finit pour certains aux poules  , sinon, carrière gastronomique peu glorieuse , dans la poubelle du lendemain !

  Henri MALLET , boulanger à FERRALS , ami de mes parents , m'avait raconté, comment il fabriquait le pain d'antan au goût et à la texture inégalables .

Dans ses dernières années il s'était décidé malgré tout à acheter un pétrin mécanique qui lui évitait de transpirer en passant une heure à pétrir 100kilos de farine , cela lui évitait aussi de dormir souvent sous le pétrin , affalé sur quelques sacs et réveillé  par la pâte qui avait levé , qui débordait et  lui tombait sur le visage .

Des représentants de fours modernes étaient bien venus le voir , mais il n'avait jamais fait d'infidélité à son four , il savait que seul son précieux four lui permettait de conserver le goût et la texture du bon pain de campagne , de même qu'il pouvait continuer à garder le craquant inégalable de ses gâteaux  que d'ailleurs il appelait "les croquants "et dont nous étions si friands ma sœur et moi .

 Actuellement ce four est toujours intact , conservé avec amour et nostalgie . Il trône en maître dans l'ancienne pièce qui sert aujourd'hui de salon à ses petits enfants ,bel exemple d'hommage à nos vieux boulangers .

  Henri MALLET m'avait raconté son dur labeur . Dès 1 h30 du matin il commençait à pétrir sa pâte en ajoutant l'eau (à la bonne température 15°) à la farine ,plus ce qu'il appelait "le chef" (morceau de levain prélevé sur la quantité fabriquée à l'avance). La pâte prenait de la force , fermentait durant environ 2h,mais il fallait être vigilant sur le degré de force , "il jouait disait-il avec un processus naturel dont les règles varient sans cesse ".La pousse de la pâte était le moment le plus délicat , il affirmait encore "le boulanger doit être un médecin ,quand la pâte devient rougeâtre c'est que l'eau est trop froide , il faut la réchauffer ". Le marin lui posait aussi de gros problèmes , quand il soufflait fort il n'arrivait pas à arrêter la fermentation .Il me parlait aussi de la maladie du pain "si le fournil n'était pas assez nettoyé la fermentation était trop forte , le pain devenait filant ,il devait alors nettoyer à nouveau tous les ustensiles de boulange au vinaigre , tous ces élément doivent être pris en compte dans la fabrication du pain ". Il affirmait encore "la pâte il faut la fabriquer la nuit ", pas question de la conserver comme aujourd'hui dans des chambres froides ou pire dans des congélateurs !

Sur sa balance ( quand il jugeait sa pâte suffisamment murie) il pesait chaque pain de 1 ou 2 kilos, leur donnait une forme grossière et les plaçait dans des panetons d'osier dont le fond était recouvert de toile à sac , saupoudré de farine ou de "fleurette" (mélange de noyaux broyés de cerises , prunes, pêches ) qui évitait au pain de coller à la pelle quand il les posait sur des planches recouvertes de toile également .Après une nouvelle attente de 2h à 2h30 , il évaluait du doigt la levée naturelle de la matière vivante . Il procédait alors au façonnage , fleurissait la pâte à l'aide d'un tamis et mettait au four .Au coup d'œil , au toucher , il pouvait déjà prévoir que ce serait une bonne fournée .

Son four ne possédait ni thermomètre ,ni pyromètre pour vérifier la température . La encore , il faisait appel aux vielles méthodes , une feuille de papier journal froissée et jetée à l'intérieur

 du four , si elle se mettait à brunir sans s'enflammer , c'était bon ! D'autres jetaient un épi de blé ou une poignée de farine .Mais le plus souvent l'habitude , la connaissance intuitive suffisaient .

Pour enfourner il se servait d'une pelle faite d'un long manche terminé par une palette de bois . Autrefois on les taillait d'une pièce dans la masse , ensuite elles ont été faites de deux pièces boulonnées et bien sûr résistaient moins longtemps .                                                                 3                                           

  Si je me rappelle bien, à LUC , Serge BARDOU  faisait deux fournées , celle de la nuit qui permettait de déguster le bon pain chaud pour les travailleurs de l'aube et celle de 10h .

Il nous arrivait parfois d'arriver avec ma mère au moment crucial où il enfournait sa deuxième fournée , il sortait  de la gloriette avec les pâtes sculptées en pains ou en miches déposées sur des planches où des sacs en forme de plis de serviettes enserraient les baguettes ou les pains , et là , vif comme l'éclair , il zébrait avec une lame de rasoir le dessus de chaque pain . Je revois encore le mouvement souple et rapide de la pelle qu'il glissait jusqu'au fond du four et qu'il retirait d'un coup sec , telle la langue d'un caméléon géant qui frappe et se retire aussitôt . Après chaque va et vient de la pelle on entendait le claquement du clapet inférieur de la porte qui se refermait automatiquement par un système de ressort ,ceci pour conserver la précieuse chaleur du four . Il fallait perdre le moins de place possible dans le four tout en faisant vite pour que chaque pain bénéficie d'une cuisson harmonieusement répartie . Cent vingt pains y contenaient , les gros pains plus longs à cuire étaient enfournés les premiers . En un quart d'heure sans effort brusque et sans bruit le tour était joué .Les pains étaient enfournés pour une cuisson qui allait durer près de 2h30. Je revois Serge( qui m'autorisait à rester ,tant j'étais fasciné ) jeter un coup d'œil de temps en temps par le tabernacle , petite porte aménagée sur la droite du four , ce qui lui permettait de changer les pains déjà levés pour qu'ils acquièrent alors" la sole " une cuisson bien uniforme .

Marthe nous disait parfois "il n'y a plus de pains de la cuisson de la nuit ,revenez à 11h30 à la cuisson de la deuxième fournée ".Nous revenions , car chacun en ces temps cultivait la patience .Cette deuxième fournée , dont j'étais spectateur à sa sortie , constituait pour moi un émerveillement des sens : tous ces pains aux dégradés jaune , ocre , marron , les croutes craquantes des miches et des boules aux motifs primitifs "la grigne" créés par les coups de lame , bien éclatés à la cuisson et qui continuaient à la sortie  de ressuer leur eau  en craquant  et puis surtout l'indescriptible effluve du pain chaud dont je m'enivrais avec bonheur .

Serge tapotait les pains du doigt et au son qu'ils émettaient , il savait déjà sans avoir besoin de les goûter que c'était une bonne fournée .En effet les pains avaient gonflé , ils s'étaient développés et dans mes yeux d'enfant je trouvais cela magique .Il procédait alors à un petit tour de coquetterie ,se servant d'une brosse trempée dans de l'eau , comme d'une houppette , il caressait les pains aussitôt sortis du four pour leur donner ce brillant si flatteur au regard .

Henri MALLET , lui , utilisait la gamelle à buée installée dans le four au dernier moment et qui remplissait le même office .

Après avoir assisté au spectacle , nous emportions la miche de la deuxième fournée sachant que nous allions la garder  deux ou trois jours , en ce temps le pain se conservait sans problème ,la croute était moins craquante au fil des jours mais sa mie moelleuse et fondante y gagnait en goût car ressortait alors cette délicieuse saveur du levain .

  Aujourd'hui dans LUC je fais partie du dernier maillon de cette chaîne qui a connu ce bon pain cuit au feu de bois , car quelques années plus tard les boulangers ont fait cuire le pain au mazout .

Actuellement les enfants ne nourriront pas les mêmes regrets que moi .

 

  Il était important de rendre hommage à ces boulangers qui  ont exercé leur  métier  avec courage , car il était dur , mais aussi avec la passion de rendre toute une population heureuse de déguster un pain quotidien aussi goûteux , puisque cuit au feu de bois .

J'ai retrouvé les noms de ces vaillants ouvriers qui se sont succédés dans les deux boulangeries de LUC des années 1854 à 1984 :

                                                              1854 :  BOUZINAC François                                                           

                           1894 :  FOUICH .  RIEUX .  GUILLARMENC .

 1910 :  MONS  .  FOUICH .

     1934 :  BARDOU .  COMBES .

     1939 :  BARDOU .  MIQUEL  .

      1947 :  BARDOU .  ESPANOL .

    1960 :  BARDOU .  DEMUR  .

1976 :  FERRERES Roger .

1984 :  FERRERES Roger .

         1999 : BOURREL de LEZIGNAN

Dépôt de pain dans l'ancienne boulangerie FERRERES .

HENRI  NESTI